Le temps des apôtres
Les premiers pas du christianisme
Daniel MARGUERAT - 5 mars 2011
Il nous faut réviser notre image du christianisme au temps des apôtres (en gros, les années 30 à 60). Contrairement à une idée reçue, il y eut chez les premiers chrétiens plusieurs courants ; tous, certes, se référaient à Jésus, mais ils ne comprenaient de la même façon ni sa personne ni son message et répondaient différemment à la question qu'il avait posée : "qui dites-vous que je suis ?". Car c'était vraiment l'indicible que ces premiers chrétiens avaient à dire : expliquer comment, au travers des gestes et des paroles de Jésus, au travers de sa vie et de sa mort, Dieu s'était dit de manière ultime ? Il y eut de multiples réponses. Jésus, en effet, n'avait laissé aucun discours contrôlé, aucun texte. Prophète, guérisseur, sage, martyr victime d'une mort ignominieuse, il était un personnage aux multiples facettes. Et surtout, la stupeur de Pâques avait transformé le sentiment d'échec des disciples en espérance. Pâques avait confirmé que Dieu était du côté de la victime immolée. C'était la réhabilitation de leur maître, condamné pour blasphème. Comment proclamer tout cela ?
Ajoutons que ce temps des apôtres fut marqué par un glissement géographique porteur de grandes conséquences. Une partie des premiers chrétiens, ceux qu'on appelle les Hellénistes, migrèrent à Antioche où ils portèrent le message chrétien aux non-juifs. Événement capital, auquel, ensuite, l'apôtre Paul, par son intense activité missionnaire, donna une ampleur immense, préparant ainsi la future séparation du christianisme et du judaïsme.
Quelles furent donc ces diverses réponses -
que nous dénommons "trajectoires christologiques" ?
-
La première réponse à la question "qui dites-vous que je suis ?" fut de voir en Jésus le Seigneur de l'à-venir, le Messie, le Fils de l'homme qui reviendra pour instaurer le Royaume. Car le judaïsme contemporain de Jésus était profondément imbibé de l'attente du Royaume. Dans les cercles apocalyptiques, on attendait fiévreusement la venue du Messie qui chasserait les impies souillant la Terre sainte (les Romains). Jésus lui-même n'avait-il pas annoncé l'imminence du Royaume des Cieux ? La chrétienté primitive s'est donc normalement inscrite dans cette attente. Trajectoire christologique importante, car on lui doit le rassemblement des "Paroles de Jésus" dont on savait qu'elles constitueraient les critères retenus au moment du Jugement dernier.
- La deuxième réponse se fondait sur l'activité thérapeutique de Jésus, sur ses miracles et ses exorcismes. Les premiers chrétiens en ont rassemblé les récits, s'inscrivant dans la quête de miraculeux de leur époque. Ils les ont collectés, d'abord parce que la pratique thérapeutique de Jésus a été poursuivie par les apôtres et que c'était montrer qu'au travers de ses disciples, le Christ, vivant, pouvait toujours guérir. Ensuite parce que le récit de miracles est une protestation contre le mal ; il affirme que Dieu n'est pas derrière la maladie pour punir l'homme de ses péchés mais au contraire qu'il est avec l'humain pour lutter avec lui contre la maladie.
- Troisième réponse : le discours de sagesse de Jésus, que l'on retrouve notamment dans le Sermon sur la montagne. Plus qu'émetteur d'un discours de sagesse, Jésus fut compris comme la Sagesse de Dieu elle-même. Or cette idée de Sagesse divine n'était pas nouvelle. Le judaïsme avait développé toute une réflexion sur une figure féminine de Dieu, la Sophia, comprise même comme étant à l'origine de la création, en quelque sorte la personnification symbolique de la force créatrice de Dieu. Idée qui fut reprise dans le célèbre prologue de l'évangile de Jean, lorsqu'il nous dit que Jésus était le Logos, la Parole de Dieu, une autre façon de désigner cette sagesse divine, par laquelle Dieu va transmettre à l'humanité la Parole qui fait vivre.
- Dernière réponse : Jésus est le "juste souffrant" relevé d'entre les morts. Dire que Jésus était derrière la figure du Fils de l'homme qui reviendra, dire que Jésus fut un grand guérisseur, dire que Jésus était un homme de sagesse, tout cela pouvait se dire et être entendu. Mais comment faire entendre que si l'on voit en Jésus le Messie attendu et l'incarnation de la Parole de Dieu, cette certitude s'enracine dans le fait qu'il est mort et qu'il est mort crucifié ? Comment donc un tel message, si radicalement contraire à tout l'imaginaire de Dieu dans l'esprit des hommes, pouvait-il être entendu ? Pour répondre, les chrétiens ont proclamé ce message impossible en relisant les psaumes du Juste souffrant, notamment le psaume 22 : "Mon Dieu, mon Dieu pour quoi m'as-tu abandonné ?". Comme le Juste, Jésus crie son abandon et son angoisse ; mais il ne prend pas le monde à témoin de l'absence de Dieu. Bien au contraire, il prend Dieu à témoin de sa détresse, il reste en Dieu.
Ce cri du psaume 22, c'est l'angoisse absolue de celui qui se sent abandonné de tous, mais qui le dit encore à celui qui reste "mon Dieu". La réponse à ce cri viendra à Pâques ; C'est la réhabilitation de Jésus ; Dieu se place du côté de la victime et non du bourreau. Pour comprendre cela il fallait aux premiers chrétiens une structure théologique. Ce fut le psaume 22 qui la fournit, celui du Juste souffrant.
À partir de cela, les écrits du Nouveau Testament sont à considérer constituant déjà des synthèses. Les quatre réponses, les quatre trajectoires christologiques que l'on vient de décrire, vont se combiner dans les évangiles. L'évangile de Marc va nouer ensemble la deuxième et la quatrième de ces trajectoires. L'évangile de Matthieu va nouer la troisième et la première. Paul, à sa façon, va réunir la quatrième et la troisième. Enfin, dans l'Apocalypse de Jean, se trouvent articulées la première de ces trajectoires (le retour du Christ, thème majeur de l'Apocalypse) mais aussi la dernière, lorsqu'il nous est dit que le Lion de Juda, dont la puissance présidera au Jugement, n'est autre que l'agneau pascal, la faible victime innocente et sacrifiée.
Cela nous fait comprendre pourquoi les écrits du Nouveau Testament ont été reconnus par l'ensemble de l'Église : ils rassemblaient plusieurs "trajectoires" permettant à plusieurs communautés de se retrouver ensemble.
retour